vendredi 5 janvier 2007

Les 4 ennemis de l'homme de savoir

"- Lorsqu'un homme commence à apprendre, ses objectifs ne sont jamais clairs. Son dessin est vague, ses intentions imparfaites. Il espère en tirer un bénéfice qui ne se matérialisera jamais, dans son ignorance des difficultés de l'étude.


Il commence ensuite lentement à apprendre... Bientôt ses pensées se heurtent, ce qu'il apprend n'est pas ce qu'il avait imaginé..il prend peur. Le savoir est toujours inattendu. Chaque étape soulève une nouvelle difficulté, et la peur commence à envahir l'homme, impitoyable, opiniâtre...

Il vient ainsi de buter contre le premier de ses ennemis naturel : la peur...

- Et qu'arrive-t-il à l'homme qui s'enfuit sous l'effet de la peur ?

- Rien d'autre, sauf de ne plus jamais rien apprendre. Jamais il ne deviendra un homme de savoir... Son premier ennemi aura mis un terme à ses ambitions...

- Et que peut-on faire pour surmonter cette peur ?

- ... Défier sa peur et malgré elle, avancer dans le savoir... Puis le moment viendra quand le premier ennemi reculera... L'homme commence à se sentir sûr de lui... Lorsqu'un homme a vaincu la peur, il en est quitte pour le reste de ses jours, car la clarté a remplacé la peur - une clarté de l'esprit qui remplace la peur... tout se trouve baigné d'une clarté violente... Il sent que plus rien n'est caché. Il vient de rencontrer son deuxième ennemi, la clarté. Cette clarté d'esprit, si difficile à atteindre, si elle dissipe la peur, aveugle également.

Elle pousse l'homme à ne jamais douter de lui-même... Il est courageux parce qu'il est clair, rien ne l'arrête pour la même raison... Si l'on cède à cette puissance apparente, on est devenu le jouet du deuxième ennemi, et l'apprentissage s'en trouvera faussé...

- Que devient l'homme ainsi vaincu, don Juan ? ...

- Cette clarté qu'il a chèrement acquise ne se changera jamais en peur ou en obscurité à nouveau.... mais il n'apprendra plus jamais rien. Il n'en aurait d'ailleurs nulle envie.

- Et que convient-il de faire pour éviter une telle défaite ?

- Faire comme lorsqu'on était en proie à la peur. Défier cette clarté, et ne l'utiliser que pour voir, attendre avec patience avant de faire un autre pas que l'on aura soigneusement préparé. Surtout ne pas oublier que la clarté constitue presque une erreur. Le moment viendra où l'on comprendra que cette clarté n'était en somme qu'un point devant le regard. C'est ainsi que le deuxième ennemi aura été surmonté et que l'on parviendra à l'endroit où plus rien de mal ne peut arriver... Ce sera la vraie puissance. L'homme saura alors que la puissance qu'il poursuit depuis si longtemps lui appartient enfin... Ses désirs font la loi. C'est ici qu'il rencontre son troisième ennemi, le pouvoir.

C'est le plus puissant de tous les ennemis. Le plus facile, naturellement, est d’y céder... Après tout, l'homme est vraiment invincible. Il commande. Il commence par prendre des risques calculés, il finit par dicter les règles, puisqu'il est le maître...

Et soudain, sans qu'on s'aperçoive, la bataille est perdue. L'ennemi a fait de lui un homme capricieux et cruel...

L'homme vaincu par la puissance meurt sans avoir appris à s'en servir. Cela n'aura été qu'un fardeau pesant sur sa destinée. Cet homme n'aura pas su se dominer, il ignore quand et comment se servir de cette puissance....

- Est-ce possible, par exemple, que vaincu par sa puissance, l'homme s'en rende compte et s'amende ?

- Non. Une fois que l'on a succombé, c'est fini.

- Et s'il n'est que temporairement aveuglé ?

- Cela signifie que le combat continue... L'homme n'est vaincu que lorsqu'il ne fait plus d'efforts, et qu'il s'y abandonne...

- Comment peut-il vaincre son troisième ennemi, don Juan ?

- ... Il doit se dominer à chaque instant, manier avec précaution et fidélité tout ce qu'il a appris. S'il voit que la clarté et la puissance, sans la raison, sont encore pires que l'erreur, alors il atteindra le point où tout est sous son contrôle. Il saura alors où et comment exercer ce pouvoir...

L'homme sera alors au terme de ce voyage à travers le savoir, quand presque sans prévenir surgira le dernier de ses ennemis, la vieillesse...

On n'éprouve plus alors de peur, la clarté d'esprit ne provoquera plus d'impatience - la puissance est maîtrisée, mais on est pris aussi du désir opiniâtre de se reposer. Si l'on s'y abandonne totalement, si l'on se couche et qu'on oublie, la fatigue venant comme un apaisement, la dernière bataille sera perdue, son ennemi l'abattra comme une créature âgée et sans défense. Son désir de retraite obscurcira clarté, puissance et savoir.

Si l'homme cependant surmonte sa fatigue et accomplit son destin, on pourra vraiment l'appeler homme de savoir, même s'il n'a pu qu'un bref moment repousser son dernier ennemi invincible. Ce moment de clarté, de puissance et de savoir aura suffi."



Extrait de "L'herbe du diable et la petite fumée"
Dialogues de l'auteur Carlos Castaneda et le
sorcier indien Yaqui surnommé don Juan